Depuis que la technologie disponible aux
musiciens est devenue suffisante pour faire du (home-)studio un laboratoire,
le statut du compositeur s’est peu à peu déplacé
: de celui qui écrit et note la musique, il est devenu celui qui
la modèle via la machine ou l’ordinateur, il la lit moins dans
le temps de sa gestation qu’il ne la voit ou l’écoute,
il est moins écrivain que sculpteur. Phénomène qui
a des conséquences importante sur l’ensemble de la production,
et la première : l’ouverture grand angle du champ des possibles
musicaux et l’explosion des esthétiques et des pratiques. Le
compositeur devenant alors un laborantin, quelqu’un qui erre et tâtonne
bien davantage qu’il trouve ou achève, une nouvelle modalité
d’apparition des œuvres est née : la proposition, qui
est toujours un essai artistique en forme de discours invisible qui dirait
« voilà une possibilité pour lancer la musique dans
une nouvelle direction – qu’en dites-vous ? » Car la proposition
attend toujours de créer un héritage musical, une tradition
ou un mouvement qui auront valeur de confirmation, témoin que la
proposition s’est engagée dans la bonne direction. La proposition
est donc toujours essentiellement esquissée, incomplète, elle
attend de l’histoire à venir qu’elle la confirme, et
fait rarement œuvre, tant on compte, pour un coup au but, de propositions
tombées à l’eau. C’est là problème : probablement plus qu’ailleurs, la proposition peut se passer de toute séduction, n’être, précisément, qu’un possible, une idée dévidée et dépliée avec un systématisme qui en mettra à plat tous les enjeux théoriques, et remplacer la valeur de travail ou de rapport au spectateur par une valeur purement conceptuelle qui correspond, très souvent, à une impasse. Dans de rares cas, la proposition fait œuvre nouvelle, ouvre de réelles perspectives : c’est le cas, au hasard, de la musique de Mils, dont Wilfried Paris de Chronic’Art disait qu’il s’agissait d’« une "proposition de musique", une piste et une exploration. » Ailleurs, elle retombe comme un soufflet. Désirant produire une musique expérimentale qui éviterait les apories conceptuelles et conserverait son caractère poétique, John Duncan, Mika Vainio et Ilpo Vaïsänen décident de transformer leurs propositions en suggestions. Un pas de côté salutaire qui entend moins proposer clé en main une formule de musique nouvelle possible que créer une impulsion, une stimulation, un ensemble ouvert sur les solutions et formes à venir d’une nouvelle écriture musicale. En évitant le piège de la proposition, c’est ce qu’ont compris les trois musiciens : la recherche sonore ne doit pas se départir d’un travail d’écriture sans lequel la musique reste à un stade purement technologique. Et les trois compères d’assécher leur matière musicale afin d’en conserver une ossature qui permettra de reprendre de zéro un travail d’écriture élémentaire, à partir des fondamentaux du son électronique : Mika Vainio et Ilpo Vaïsänen manient les oscillateurs analogiques quand John Duncan s’occupe des ondes courtes. L’album se compose ainsi de neuf pièces, variations plus ou moins transgressives, tantôt atmosphériques, tantôt bruitistes, le plus souvent mélodiques, sur un même canevas proto-technologique, où les oscillateurs produisent de larges plaques tectoniques qui glissent et s’articulent sur les ondes courtes et le souffle des câbles, les innombrables parasites que peut engendrer un matériel analogique. Ces éléments, aussi rigoureux que les aplats de couleur de Mondrian, posent le départ d’une refondation de l’écriture, une tentative d’assembler, d’écrire en s’étant débarrassé du surcroît de matière sonore et des réflexes en matière de composition. Une sorte de tentative artistique visant l’épure totale, reprendre la musique à partir de rien. La table rase, moins dans un esprit de rébellion et de rupture que d’ascèse, d’approche du zéro : qu’adviendra-t-il quand tout aura été débarrassé ? Neuf suggestions, qui ne sont pas propositions, c’est-à-dire que la musicalité primera en tout instant la dimension conceptuelle de ce travail. Vigilance qui, couplée au haut degré d’exigence de cette musique, fait de ce Nine Suggestions un album chaudement recommandé. Johnny One Shot, Infratunes |